Commençons, de façon extrêmement simplifiée, par une introduction sur trois éléments essentiels à la fabrication et à l'utilisation d'une arme nucléaire, et qui sont les supports de la prolifération.
On voit donc que cette matière peut être issue soit de l'amont du cycle nucléaire, soit de l'aval. Aujourd'hui, les principales puissances nucléaires ont opté pour la filière plutonium, car elle permet de construire des armes moins volumineuses.
Enfin, si l'on exclut le cas de la valise nucléaire, il faut pour transporter l'arme un vecteur, c'est-à-dire un missile balistique ou de croisière, si l'on excepte les bombes largables depuis un aéronef. Je ne reviendrai pas ici sur le programme balistique iranien et les fameux Shahab-3.
Le programme civil iranien est lancé avec la coopération des États-Unis dans les années 1950, peu après l'Opération Ajax qui a déposé le premier ministre Mossadegh. En 1959 est créé le Centre de Recherche National de Téhéran, géré par l'Organisation de l'Énergie Atomique d'Iran (OEAI). Un premier réacteur fonctionnant à des fins de recherche est opérationnel dès 1967. Le Shah Mohammed Reza Pahlavi acquiert très vite de grandes ambitions concernant le développement de l'atome, puisqu'il vise le nombre de 23 centrales à l'horizon de l'an 2000. En 1968, l'Iran signe le TNP et en 1975, les Allemands de KWU remportent le projet de construction de la centrale de Bushehr sur le Golfe Persique, soit deux réacteurs à eau pressurisée d'une puissance d'un peu plus d'1 GW.
KWU se retire du chantier de Bushehr en 1979, alors que le projet est inachevé, en affirmant que c'est à cause du non-paiement de factures par l'Iran.
Dans les années 1970, la France et l'Iran créent la Sofidif (Société franco–iranienne pour l’enrichissement de l’uranium par diffusion gazeuse), qui doit opérer (pour simplifier) une usine d'enrichissement de l'uranium basée sur le sol français. En 1976, le Shah signe également un accord avec les États-Unis prévoyant que ces derniers livrent à l'Empire Perse une usine de retraitement permettant l'extraction de plutonium du combustible nucléaire usagé.
L'immédiat après-Révolution de 1979 met également un coup d'arrêt provisoire (ou du moins un sérieux coup de frein) au programme, qu'il s'agisse de construction de Bushehr, de l'acquisition de combustible ou de capacités de retraitement : le Guide Suprême, l'Ayatollah Khomeini, est hostile à l'énergie nucléaire, et les partenaires occidentaux, France et USA en tête, reviennent sur leurs engagements (sans les avoir concrètement honorés). Le début de la guerre contre l'Irak en 1980 joue également le rôle de facteur bloquant, les réacteurs étant bombardés par l'aviation de Saddam Hussein.
La mort de Khomeini en 1989 marque un regain de volonté iranienne. Les Iraniens s'adressent aux Russes, car l'embargo les empêche de solliciter de nouveau KWU. En 1995, un accord prévoyant la reconstruction d'un réacteur (sur les deux initiaux) à eau pressurisée d'1 GW à Bushehr est signé pour un montant d'environ 1 milliard de dollars. Une somme non négligeable pour la Russie de Boris Eltsine et son l'économie chancelante.
Le projet, qui devait initialement se terminer en 2000, est cependant marqué par des problèmes techniques (incompatibilité des infrastructures originelles de KWU et du réacteur russe, transfert de compétences vers les Iraniens...) mais surtout géopolitiques. La Russie, qui ne veut pas trop se mettre à dos les Américains et les Européens, inquiets de voir l'Iran développer en parallèle des capacités militaires, ralentit les travaux. On se souvient également que pour apaiser la situation, Vladimir Poutine avait proposé que l'enrichissement de l'uranium se fasse sur le sol russe, ce qu'ont refusé les Iraniens, soucieux de maîtriser la quasi totalité du cycle, d'autant qu'ils possèdent sur leur sol des mines d'uranium. Ce qui effraie la communauté internationale, qui a peur qu'ils ne cherchent à fabriquer de l'uranium enrichi de qualité militaire (beaucoup plus enrichi que le combustible des centrales civiles, mais mobilisant les mêmes méthodes et matériels de centrifugation).
D'autant qu'en 2002 sont révélées publiquement l'existence
- de l'usine d'enrichissement de Natanz, dont une partie est enterrée
- du projet de centrale à eau lourde (pouvant utiliser de l'uranium naturel comme combustible) d'Arak, dont les travaux ont débuté en 2004 et la mise en service ne devrait pas intervenir avant 2011 voire 2013.
Ainsi donc l'Iran utiliserait en partie Bushehr comme "honey pot" pour attirer et focaliser l'attention, mais aurait d'autres installations nettement plus sensibles et dangereuses ailleurs.
Le jeu du chat et de la souris autour de l'enrichissement instauré au début des années 2000 et compliqué par la position de la Chine et de la Russie continue
encore aujourd'hui entre l'Iran et
- l'AIEA, surveillant-chef du respect du TNP, dont les inspecteurs ont fait de nombreuses visites plus ou moins fructueuses et les directeurs produisent une flopée de rapports (notamment en 2007-08)
- le Conseil de Sécurité de l'ONU, qui a voté en pagaille des résolutions et des sanctions
- les "Cinq plus un", soit les membres permanents du Conseil de Sécurité plus l'Allemagne
En 2004, par le biais de l'accord de Paris, l'Iran avait pourtant suspendu (officiellement) ses activités de retraitement et d'enrichissement.
La tension connaît une apogée en 2006, lorsque la Russie se joint aux autres membres du Conseil de Sécurité pour voter des sanctions dures contre l'Iran d'Ahmadinejad (résolutions 1696 et 1737 notamment). Celui-ci comprend que la Russie est difficilement remplaçable et signe avec elle des contrats pour d'autres réacteurs. Histoire de se rabibocher un allié incontournable.
En décembre 2007, la Russie a commencé les livraisons de combustible nucléaire pour la centrale de Bushehr, achevées en janvier 2009. En mars dernier, le directeur de Rosatom, l'agence russe de l'énergie atomique, a annoncé que les travaux étaient enfin terminés. Les tests finaux ont démarré en octobre, la production à plein régime ne devant pas être dans un futur trop lointain. Les tranches suivantes sont toujours à planifier...
3 - Le programme militaire
Au-delà des suspicions de la communauté internationale et des provocations à répétition des dirigeants iraniens, y a-t-il un programme militaire caché derrière son pendant civil ? Les installations d'enrichissement d'uranium et de retraitement, que l'Iran a longtemps dissimulées et dont la finalité reste largement opaque, sont-elles utilisées pour servir à la fabrication d'une bombe ? En bref, l'Iran cherche-t-il à se doter de l'arme nucléaire ?
Voix officiellesL'Iran a toujours nié développer des activités nucléaires militaires, et encore très récemment par la voix de son Président fraichement réélu, Mahmoud Ahmadinejad. Il a toujours affirmé que l'ensemble de son programme était strictement à vocation civile. D'ailleurs le Guide Suprême Khamenei n'a-t-il pas prononcé en 2005 une fatwa selon laquelle l'utilisation d'armes atomiques était contraire à l'islam ?
La piste pakistanaiseBruno Tertrais, dans son récent ouvrage "
Le marché noir de la bombe" (Buchet Chastel, 2009), évoque cependant des contacts dès 1984 entre le Pakistan et l'Iran, alors en guerre contre l'Irak depuis trois ans. Face à l'armée de Saddam Hussein mieux équipée et préparée, Khomeini aurait changé d'avis sur le nucléaire, le plus court chemin pour s'en doter étant de solliciter le pays du général Zia et du fameux Abdul Qadeer Khan.
Alors que les Iraniens se demandent si la centrale de Bushehr pourrait être utilisée pour produire du plutonium, ce dernier les aurait persuadé de plutôt s'engager sur la voie de l'uranium hautement enrichi. Un accord de coopération aurait été signé en 1987, et ce malgré les rivalités régionales entre les deux états. Du côté iranien, le Corps des gardiens islamiques de la Révolution mènent la danse, alors que chez les Pakistanais, Khan et son réseau international sont au coeur du programme, assurant la fourniture de plans de centrifugeuses et de composants nécessaires à la fabrication de plusieurs milliers d'entre elles. Il convient ici de noter que l'AIEA mentionne cet accord dans
un rapport de septembre 2007, mais que selon l'Iran, il s'agissait d'une affaire purement civile, seule l'OEAI étant impliquée de son côté, à l'exclusion de toute partie prenante militaire...
Pour le détail et les différentes versions possibles des évènements, j'invite le lecteur à se référer au livre de Bruno Tertrais. Toujours est-il qu'il semble bien que Khan soit allé au-delà du mandat officiel que lui avait accordé Zia, soucieux de ne pas trop en faire pour l'Iran.
Après la mort de ce dernier en 1988, Benazir Bhutto, nommée premier ministre, refuse aux militaires pakistanais l'autorisation d'exporter des technologies nucléaires. Ils vont alors agir de leur propre chef, d'autant qu'en face, le nouveau Président iranien, Rafsandjani, est très favorable au programme nucléaire. Le successeur de Bhutto, nommé en 1990, Nawaz Sharif, est lui aussi réticent au partenariat étendu qu'essaient de lui vendre les militaires, et il va pousser vers la retraite le général Beg, adjoint du CEMAT, ainsi que le général Gul, chef de l'ISI (services secrets pakistanais). Ceci aurait signé plus ou moins la fin de la première phase de coopération entre Iran et Pakistan sur le nucléaire militaire.
Enrichissement à domicileAu début des années 1990, l'Iran a du mal à avancer dans son programme d'enrichissement, malgré une coopération avec la Chine et une tentative avortée avec la Russie : problème d'approvisionnement des pièces détachées de centrifugeuses, difficultés techniques....
Le contact est rétabli avec la filière pakistanaise, mais rapidement, selon Bruno Tertrais, en raison de la guerre civile en Afghanistan, les relations entre l'Iran (qui se serait tourné sans succès vers l'Afrique du Sud) et le Pakistan se tendent. Cette fois-ci, le réseau de Khan aurait plus agi en autonomie vis-à-vis de ses propres gouvernants, fournissant des centrifugeuses voire un plan d'arme. Et le programme militaire iranien aurait véritablement pris son envol.
Opération MerlinLes Etats-Unis prennent très au sérieux la menace d'un Iran militairement nucléarisé. James Risen, dans son ouvrage
State of War, mentionne une opération clandestine des services secrets américains, appelée Merlin, visant en 2000 à tromper l'Iran et retarder son programme militaire en lui fournissant les plans erronés d'une arme nucléaire. Cependant elle semble avoir été un échec car les Iraniens auraient été informés des erreurs par l'intermédiaire russe de la CIA : elle aurait même accéléré les choses car l'Iran en aurait extrait des informations capitales, notamment en comparant les plans à ceux fournis par Abdul Qadeer Khan.
D'autres opérations indirectes de ce genre (sabotages, fausses informations...), visant à ralentir le programme ou à l'égarer dans de fausses directions, auraient été menées depuis, notamment grâce au retournement de certains membres du réseau Khan.
Des preuves irréfutables ?Mohamed El-Baradei, directeur général de l'AIEA,
déclarait en 2006 :
As you are aware, the Agency over the last three years has been conducting intensive investigations of Iran´s nuclear programme with a view to providing assurances about the peaceful nature of that programme. During these investigations, the Agency has not seen indications of diversion of nuclear material to nuclear weapons or other nuclear explosive devices. Regrettably, however, after three years of intensive verification, there remain uncertainties with regard to both the scope and the nature of Iran's nuclear programme.
Donc pas de preuve formelle, mais des incertitudes...
Incertitudes qui reposent sur des découvertes "étonnantes" réalisées par les inspecteurs de l'AIEA, notamment sur le site de Natanz après 2003 : traces d'uranium enrichi au-delà de 5%, document décrivant comment constituer des hémisphères d'uranium (dont l'application unique est la fabrication d'une arme)... mais également sur le suivi assez scrupuleux des avancées réalisées par l'Iran, comme en témoignerait
le briefing d'Olli Heinonen devant l'AIEA, détaillant les "projets" en cours, et notamment le 111, censé permettre l'adaptation d'une arme nucléaire sur le Shahab-3.
Aujourd'hui, un peu plus de trois ans après les propos d'El-Baradei rapportés ci-dessus,
comme le signale The Guardian, les incertitudes se sont transformées en doutes très sérieux : l'annexe d'un rapport de l'AIEA fait mention d'essais réalisés par l'Iran relatifs à des ogives à "double implosion". Celles-ci permettent de réduire la taille de l'arme et facilitent son adaptation aux missiles balistiques, comme les Shahab-3.
Par le passé, d'autres rapports de ce genre concernant des dispositifs de mise à feu ont été rejetés par l'Iran, ce dernier affirmant que toutes ses expérimentations avaient des applications purement civiles, sans pour autant indiquer lesquelles. Et El-Baradei lui-même a toujours fait preuve de scepticisme quant aux informations transmises par les services de renseignement occidentaux, qui servent souvent de sources aux rapports de l'AIEA. Mais là, il semble bien que quelque chose soit différent. Ainsi, il indique que la preuve (ou du moins la présomption) de la militarisation
...appears to have been derived from multiple sources over different periods of time, appears to be generally consistent, and is sufficiently comprehensive and detailed that it needs to be addressed by Iran.
En filigrane se profile la question du partenaire de l'Iran sur ce dispositif, car il semble peu probable qu'il ait agi totalement seul : les restes du réseau de Khan, ou un autre acteur de la prolifération ? En septembre dernier, un homme d'affaires Germano-iranien a été reconnu coupable par la justice allemande de vente d'équipement dual (détecteurs de radiations, caméras haute vitesse...), ayant des applications potentielles dans la mise en oeuvre d'armes nucléaires.
Bref, les indices tendant à montrer que l'Iran cherche à se rapprocher et se rapproche du seuil nucléaire. D'autant que dans le domaine du vecteur, comme on l'a vu plus tôt cette année, l'Iran, probablement grâce à la Corée du Nord, a réussi la mise en oeuvre de lanceurs à plusieurs étages, nécessaires aux missiles intercontinentaux. La tension sur le front diplomatique est donc à son comble en cette fin 2009, d'autant que les négociation relatives au transfert d'uranium faiblement enrichi iranien à l'extérieur du pays (Russie puis France) pour la fabrication du combustible civil semblent avoir échoué...
4 - ConclusionPas de preuves définitives, mais de très sérieuses présomptions. Toujours est-il que la révélation officielle d'un programme nucléaire militaire et surtout du franchissement du seuil nucléaire par l'Iran aurait des effets dévastateurs dans tout le Moyen-Orient. Pas seulement en Israël, qui dans sa doctrine interdit le nucléaire à tous ses voisins qui ne reconnaissent pas son existence légitime. Mais également dans les pays arabes, pas forcément ravis, pour plusieurs raisons, par une nouvelle de ce genre.
Et bien sûr, il s'agirait d'un camouflet pour le Conseil de Sécurité, mais aussi pour les USA, jugés alors incapables de faire entendre leur voix, par la voie diplomatique, face à un état qui leur tient tête. Quitte à ce qu'il inspire d'autres candidats officieux à l'arme nucléaire.