Pour faire suite à un précédent article sur les entreprises préférés des futurs ingénieurs français, et pour rebondir en même temps sur un post d'Olivier Kempf sur l'orientation professionnelle des diplômés de Saint-Cyr, je souhaite un peu élargir le débat à l'ensemble des écoles d'ingénieurs, françaises, et principalement les plus prestigieuses : Polytechnique, Centrale, Mines, Ponts, Supélec, Supaéro, Ensam, ENSTA...
Car si la question de la carrière militaire se pose pour les Cyrards, celle d'ingénieur tout court se pose pour les écoles citées ci-dessus. En effet, et la tertiarisation de l'économie n'y est pas pour rien, les traditionnels débouchés dans les métiers de la production, du génie industriel ou de la R&D sont depuis assez longtemps concurrencés par le marketing, le commerce, le conseil (sous toutes ses formes, de la stratégie aux systèmes d'information), l'audit et surtout, salaire oblige, la finance. Les écoles d'ingénieurs ne sont pas les seules concernées, puisque même Sciences Po a sa majeure finance. Bien évidemment, la crise économique actuelle pourrait, selon certains, rebattre les cartes en faveur de l'industrie, les embauches dans le secteur financier étant encore plus timide que dans les autres domaines. Mais rien n'est moins sûr pour le moyen terme.
Alors bien sûr, la majorité des jeunes diplômés (majorité devenant écrasante dans les écoles spécialisées type ENSI, mais c'est bien normal) s'engagent dans une carrière d'ingénieur, cependant une part de plus en plus grande investit des chasses anciennement gardées des écoles de gestion et de commerce, les HEC / ESSEC / ESCP et consorts...que ce soit au niveau des secteurs de l'économie ou des fonctions dans l'entreprise. L'essor du concept d' "ingénieur généraliste", touche à tout, formé superficiellement à de nombreux domaines, et censé pouvoir prendre du recul tout en s'adaptant facilement à tout nouveau contexte, est concomitant à ce phénomène : les formations d'ingénieurs, parmi les plus côtées, offrent presque autant d'heures de cours en management (au sens large) qu'en sciences de l'ingénieur. Pour en avoir discuté avec des camarades d'anciennes promotions, certains pensent que c'est une perversion du concept d'ingénieur, qui se doit au contraire d'être au coeur de l'invention, du perfectionnement et de la pratique de nouvelles techniques et technologies, et non pas se préoccuper de problématiques financières, commerciales ou support (RH, marketing...) : tout ça est à laisser aux épiciers.
Exemple pris pas totalement au hasard, l'ENSTA (Ecole Nationale Supérieure des Techniques Avancées), sous la tutelle du Ministère de la Défense (plus précisément, de la DGA) et dirigée par un ingénieur général de l'armement. École d'application de l'X, elle forme entre autres les ingénieurs du Corps de l'Armement (et certains officiers des armées). Selon la plus récente étude de placement, la somme des jeunes diplômés des dernières promotions travaillant dans l'audit-conseil/fonction financière/direction-management/achats-logistique/marketing-vente/autres (non R&D/production/systèmes d'information/assistance technique) s'élève à 40%.
En soi, qu'une école offre à ses élèves de nombreux débouchés est un atout. Et il y a bien sûr de très intéressantes carrières en dehors de l'ingénierie. Pour aller encore plus loin, une formation d'ingénieur peut être un sérieux atout dans un contexte non-scientifique.
Cependant, le fait qu'une part non négligeable des meilleurs potentiels ingénieurs et scientifiques français se dirigent vers une toute autre voie est-il problématique ? Déjà, juste une remarque : encore heureux que chacun, quel que soit son potentiel, puisse avoir le choix de ses études et de sa carrière (dans la limite des places disponibles, naturellement...).
Considérons le système éducatif français : entre 16 et 20 ans, tout ou presque se joue pour l'accès aux filières sélectives. Bac, choix d'orientation supérieure, concours aux grandes écoles (et leur part de loterie). Les écoles d'ingénieurs étant vues comme une des principales voies royales, de nombreuses lycéens bons ou pas trop mauvais en sciences s'engagent en prépa. Évidemment, jusqu'au lycée la plupart n'ont qu'une vision réduite de ce qu'est vraiment la science (maths, physique...) et des débouchés qu'elle offre, alors le métier d'ingénieur, c'est très loin... Donc finalement pas étonnant qu'après 3, 4 ou 5 années d'études de nombreux élèves ingénieurs se tournent vers d'autres voies, qui selon la période sont plus ou moins porteuses. D'ailleurs, les recruteurs ne s'y trompent pas, et utilisent la sélectivité des concours d'entrée aux écoles (qui a lieu au minimum 3 ans avant le recrutement !) mais également l'aspect "généraliste" et ouvert des formations pour embaucher des jeunes prometteurs, parfois dans des domaines assez éloignés de leur cursus d'origine.
On en vient là à une certaine contorsion du système : en fonction des débouchés et du contexte économique, mais également (cercle vertueux/vicieux) des souhaits des étudiants, les écoles d'ingénieurs élargissent leur offre de formation, quitte à sortir carrément de la notion d'ingénieur, mais sans élargir outre-mesure leur base de recrutement, qui reste de façon prépondérante LE concours d'entrée destiné aux prépas scientifiques. Certes, cela passe parfois (souvent ?) par des partenariats avec des écoles ou formations universitaires en management/gestion.
Contrairement à une idée reçue, le système éducatif français n'est pas le seul à disposer de filières d'ingénierie d'élite. Par contre, c'est le seul dans lequel ces filières se matérialisent dans des petites écoles indépendantes (de l'ordre de quelques centaines d'étudiants), et non au sein d'universités plus larges. Ce benchmark avec ce qui se passe à l'international n'est pas anodin : aujourd'hui, et plus encore demain, l'éducation supérieure est et sera un marché de plus en plus mondialisé. Si bien qu'en plus de la concurrence 1/ entre écoles d'ingénieurs 2/ entre écoles d'ingénieurs et écoles de commerce, la compétition se fait aussi avec les formations étrangères. En témoignent l'émergence de classements internationaux, non plus limités aux MBA. Ces classements se font non pas seulement sur les formations mais également sur les établissements dans leur ensemble. Le classement de Shanghai, reléguant aux limbes nos champions nationaux, a fait couler beaucoup d'encre...notamment chez nous, les uns et les autres tentant soit d'expliquer qu'en France c'est "différent", soit y voyant un argument pour telle ou telle réforme de l'enseignement supérieur. L'Ecole des Mines de Paris y est allée de son classement mondial maison, avec pour critère exclusif le nombre de patrons des 500 plus grands groupes mondiaux : reproduction des élites au sein de nos grandes entreprises oblige, les X-HEC-ENA et Mines (surtout en tant qu'école d'application de Polytechnique, au passage) s'y taillent la part du lion.
Alors, il n'est pas question ici de lancer le débat "grandes écoles" VS "universités" ni de proner une fusion pure et simple. Ceci dit, il est peut-être temps pour nos écoles d'ingénieurs de reconsidérer leur positionnement, pourquoi pas comme étant les "pôles ingénierie" d'ensembles plus vastes, ayant nécessairement plus de moyens...et surtout de casser cet éclatement qui fait que chaque initiative, prise au niveau de chaque école, ne concerne que quelques centaines d'élèves, et qu'elle est à dupliquer dans les autres écoles. Des projets comme Paris Tech sont bien évidemment à saluer comme allant dans le bon sens, celui d'une coopération renforcée entre grandes écoles, leur permettant à la fois d'acquérir une taille critique pour la visibilité internationale, mais offrant aussi plus de passerelles à leurs élèves, histoire de mettre en valeur plus de facettes du métier d'ingénieur.
Je vous conseille au passage la lecture du très bon ouvrage de Pierre Veltz, ancien directeur de l'Ecole des Ponts, Faut-il sauver les grandes écoles ?
J'ai conscience d'avoir un peu élargi le sujet que je comptais aborder initialement, et en même temps qu'il reste beaucoup à dire. J'y reviendrai donc, c'est certain, même si le lien avec la défense est assez distendu. Mais après tout, c'est mon blog, donc je suis maître pour décider ce qui est hors-sujet ou non ;-)
Car si la question de la carrière militaire se pose pour les Cyrards, celle d'ingénieur tout court se pose pour les écoles citées ci-dessus. En effet, et la tertiarisation de l'économie n'y est pas pour rien, les traditionnels débouchés dans les métiers de la production, du génie industriel ou de la R&D sont depuis assez longtemps concurrencés par le marketing, le commerce, le conseil (sous toutes ses formes, de la stratégie aux systèmes d'information), l'audit et surtout, salaire oblige, la finance. Les écoles d'ingénieurs ne sont pas les seules concernées, puisque même Sciences Po a sa majeure finance. Bien évidemment, la crise économique actuelle pourrait, selon certains, rebattre les cartes en faveur de l'industrie, les embauches dans le secteur financier étant encore plus timide que dans les autres domaines. Mais rien n'est moins sûr pour le moyen terme.
Alors bien sûr, la majorité des jeunes diplômés (majorité devenant écrasante dans les écoles spécialisées type ENSI, mais c'est bien normal) s'engagent dans une carrière d'ingénieur, cependant une part de plus en plus grande investit des chasses anciennement gardées des écoles de gestion et de commerce, les HEC / ESSEC / ESCP et consorts...que ce soit au niveau des secteurs de l'économie ou des fonctions dans l'entreprise. L'essor du concept d' "ingénieur généraliste", touche à tout, formé superficiellement à de nombreux domaines, et censé pouvoir prendre du recul tout en s'adaptant facilement à tout nouveau contexte, est concomitant à ce phénomène : les formations d'ingénieurs, parmi les plus côtées, offrent presque autant d'heures de cours en management (au sens large) qu'en sciences de l'ingénieur. Pour en avoir discuté avec des camarades d'anciennes promotions, certains pensent que c'est une perversion du concept d'ingénieur, qui se doit au contraire d'être au coeur de l'invention, du perfectionnement et de la pratique de nouvelles techniques et technologies, et non pas se préoccuper de problématiques financières, commerciales ou support (RH, marketing...) : tout ça est à laisser aux épiciers.
Exemple pris pas totalement au hasard, l'ENSTA (Ecole Nationale Supérieure des Techniques Avancées), sous la tutelle du Ministère de la Défense (plus précisément, de la DGA) et dirigée par un ingénieur général de l'armement. École d'application de l'X, elle forme entre autres les ingénieurs du Corps de l'Armement (et certains officiers des armées). Selon la plus récente étude de placement, la somme des jeunes diplômés des dernières promotions travaillant dans l'audit-conseil/fonction financière/direction-management/achats-logistique/marketing-vente/autres (non R&D/production/systèmes d'information/assistance technique) s'élève à 40%.
En soi, qu'une école offre à ses élèves de nombreux débouchés est un atout. Et il y a bien sûr de très intéressantes carrières en dehors de l'ingénierie. Pour aller encore plus loin, une formation d'ingénieur peut être un sérieux atout dans un contexte non-scientifique.
Cependant, le fait qu'une part non négligeable des meilleurs potentiels ingénieurs et scientifiques français se dirigent vers une toute autre voie est-il problématique ? Déjà, juste une remarque : encore heureux que chacun, quel que soit son potentiel, puisse avoir le choix de ses études et de sa carrière (dans la limite des places disponibles, naturellement...).
Considérons le système éducatif français : entre 16 et 20 ans, tout ou presque se joue pour l'accès aux filières sélectives. Bac, choix d'orientation supérieure, concours aux grandes écoles (et leur part de loterie). Les écoles d'ingénieurs étant vues comme une des principales voies royales, de nombreuses lycéens bons ou pas trop mauvais en sciences s'engagent en prépa. Évidemment, jusqu'au lycée la plupart n'ont qu'une vision réduite de ce qu'est vraiment la science (maths, physique...) et des débouchés qu'elle offre, alors le métier d'ingénieur, c'est très loin... Donc finalement pas étonnant qu'après 3, 4 ou 5 années d'études de nombreux élèves ingénieurs se tournent vers d'autres voies, qui selon la période sont plus ou moins porteuses. D'ailleurs, les recruteurs ne s'y trompent pas, et utilisent la sélectivité des concours d'entrée aux écoles (qui a lieu au minimum 3 ans avant le recrutement !) mais également l'aspect "généraliste" et ouvert des formations pour embaucher des jeunes prometteurs, parfois dans des domaines assez éloignés de leur cursus d'origine.
On en vient là à une certaine contorsion du système : en fonction des débouchés et du contexte économique, mais également (cercle vertueux/vicieux) des souhaits des étudiants, les écoles d'ingénieurs élargissent leur offre de formation, quitte à sortir carrément de la notion d'ingénieur, mais sans élargir outre-mesure leur base de recrutement, qui reste de façon prépondérante LE concours d'entrée destiné aux prépas scientifiques. Certes, cela passe parfois (souvent ?) par des partenariats avec des écoles ou formations universitaires en management/gestion.
Contrairement à une idée reçue, le système éducatif français n'est pas le seul à disposer de filières d'ingénierie d'élite. Par contre, c'est le seul dans lequel ces filières se matérialisent dans des petites écoles indépendantes (de l'ordre de quelques centaines d'étudiants), et non au sein d'universités plus larges. Ce benchmark avec ce qui se passe à l'international n'est pas anodin : aujourd'hui, et plus encore demain, l'éducation supérieure est et sera un marché de plus en plus mondialisé. Si bien qu'en plus de la concurrence 1/ entre écoles d'ingénieurs 2/ entre écoles d'ingénieurs et écoles de commerce, la compétition se fait aussi avec les formations étrangères. En témoignent l'émergence de classements internationaux, non plus limités aux MBA. Ces classements se font non pas seulement sur les formations mais également sur les établissements dans leur ensemble. Le classement de Shanghai, reléguant aux limbes nos champions nationaux, a fait couler beaucoup d'encre...notamment chez nous, les uns et les autres tentant soit d'expliquer qu'en France c'est "différent", soit y voyant un argument pour telle ou telle réforme de l'enseignement supérieur. L'Ecole des Mines de Paris y est allée de son classement mondial maison, avec pour critère exclusif le nombre de patrons des 500 plus grands groupes mondiaux : reproduction des élites au sein de nos grandes entreprises oblige, les X-HEC-ENA et Mines (surtout en tant qu'école d'application de Polytechnique, au passage) s'y taillent la part du lion.
Alors, il n'est pas question ici de lancer le débat "grandes écoles" VS "universités" ni de proner une fusion pure et simple. Ceci dit, il est peut-être temps pour nos écoles d'ingénieurs de reconsidérer leur positionnement, pourquoi pas comme étant les "pôles ingénierie" d'ensembles plus vastes, ayant nécessairement plus de moyens...et surtout de casser cet éclatement qui fait que chaque initiative, prise au niveau de chaque école, ne concerne que quelques centaines d'élèves, et qu'elle est à dupliquer dans les autres écoles. Des projets comme Paris Tech sont bien évidemment à saluer comme allant dans le bon sens, celui d'une coopération renforcée entre grandes écoles, leur permettant à la fois d'acquérir une taille critique pour la visibilité internationale, mais offrant aussi plus de passerelles à leurs élèves, histoire de mettre en valeur plus de facettes du métier d'ingénieur.
Je vous conseille au passage la lecture du très bon ouvrage de Pierre Veltz, ancien directeur de l'Ecole des Ponts, Faut-il sauver les grandes écoles ?
J'ai conscience d'avoir un peu élargi le sujet que je comptais aborder initialement, et en même temps qu'il reste beaucoup à dire. J'y reviendrai donc, c'est certain, même si le lien avec la défense est assez distendu. Mais après tout, c'est mon blog, donc je suis maître pour décider ce qui est hors-sujet ou non ;-)
2 commentaires:
Je ne sais point ... Il y'a tellement d'écoles d'ingénieur ...
Merci pour cette quasi-dissertation ! D'autant que le sujet ne touche finalement que bien maigre portion des étudiants...
Étant issu des SUP DE CO, je confirme en effet que les ingénieurs ont une formation qui fait qu'ils entrent en concurrence chaque fois plus et sans problème aucun avec les SUPDECO.
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