En lien avec le thème du premier numéro des Cahiers AGS, "
les guerres low cost", je livre ici quelques réflexions un peu en vrac et brut de décoffrage, abordées de plus ou moins près dans les articles de notre opus collectif.
1/ Certains l'ont déjà souligné, il peut paraître paradoxal de parler de guerre
low cost alors que comme l'indiquent les chiffres du SIPRI, les budgets de défense et les ventes d'armements de par le monde sont en augmentation constante (y compris en tenant compte de l'inflation). Une première remarque : la défense ne se limite pas à la conduite de la guerre, même si, en prenant l'exemple de la France, l'on se restreint aux programmes "Préparation et emploi des forces" ou "Équipement des forces". Et inversement, les dépenses de guerre sortent largement du budget de la fonction défense (à qui, en tant que service public, il est demandé d'être efficace avant d'être efficiente).
2/ On voit ici apparaître, en chipotant un peu, la première tâche à accomplir : définir précisément ce que l'on appelle la guerre (définition juridique, opérationnelle...), ainsi que les différentes typologies de coûts que l'on souhaite traiter (humains, financiers, écologiques, politiques...). Une guerre
low cost selon une dimension ne le sera peut-être pas selon les autres, et il est évident que celles-ci n'ont pas la même importance. Ainsi il sera plus cher (et long, et difficile opérationnellement, cf. certains conflits actuels) d'éviter au maximum toute victime collatérale que de bombarder tout azimut (en plus du fait que cela pourrait être contre-productif). Et puis tout le monde aura compris que l'on ne parle pas uniquement de réduire le coût pour son propre camp mais plutôt le
coût complet de la guerre (le
low cost a tendance à générer des externalités négatives).
3/ Lorsque la guerre est totale, l'essentiel n'est plus de réduire son coût, mais simplement de survivre.
Pouvoir se poser la question du coût de la guerre, n'est-ce pas en soi un problème de "privilégié" ? Par contre dans l'autre sens, pas sûr que la question
doive se poser dans les mêmes termes pour toutes les parties : selon que l'on est AQ ou la force conventionnelle d'un pays démocratique, on aura plus ou moins intérêt à ce que les victimes collatérales soient réduites.
4/ Le terme "low cost" a-t-il une acception absolue ? Historiquement, il s'est plutôt défini, dans le secteur du transport aérien notamment, relativement aux pratiques et aux niveaux de service existants : les acteurs
low cost ont élagué le
nice to have afin d'offrir à leurs clients ce que ceux-ci perçoivent comme le strict
must have (quitte à facturer au prix fort l'optionnel). Mais le
low cost d'aujourd'hui paraîtra peut-être excessivement élevé demain ou après-demain. Pourquoi est-ce important ? Tout simplement parce qu'il est une lapalissade de dire que la guerre est une activité éminemment coûteuse dans l'absolu. La réelle problématique consiste donc non pas à vendre une "guerre propre" ou "zéro mort" mais plutôt de réduire au maximum le coût nécessaire à l'atteinte d'un objectif donné. L'étalon semblant être, à tort ou à raison, la philosophie prévalant au milieu du XXème siècle, à l'époque du "combien de divisions ?".
5/ Y a-t-il un coût lorsque l'on est incapable de l'estimer ? Ou si l'on refuse de l'estimer ? Ou si on le cache ? L'article de P. Gian Gentile "les mythes de la contre-insurrection et leurs dangers : une vision critique de l'US Army" dans
le dernier numéro de Sécurité Globale se veut la démonstration de l'opposition qui peut exister entre le storytelling et l'édification d'une "mythologie" à destination de l'opinion et la situation du terrain (cf. Lyautey et la conquête du Maroc). La vérité finit-elle toujours par triompher à notre époque hyperconnectée ? Dans le doute, mieux vaut mettre l'accent sur la perception de la réalité. Jouer sur la persuasion, tout autant que sur la conviction.
6/ Cost in the eye of the beholder. L'appréciation d'un coût va bien au-delà des simples chiffres et est forcément subjective. On voit, pour reprendre des termes en vogue, que la résilience des sociétés occidentales et européennes en particulier est moindre face aux pertes humaines (du moins en ce qui concerne leurs propres ressortissants) que dans d'autres parties du monde, peut-être plus "habituées" aux grandes catastrophes, épidémies, guerres...
7/ Je posais plus haut la question du périmètre du terme de "guerre". Un bon moyen de limiter son coût consiste tout simplement à réduire ce périmètre. Par des actions en amont, mixant hard et soft power (d'aucuns parlent de smart power), voire quelques opérations spéciales plus ou moins exposées médiatiquement et donc potentiellement maintenues hors du champ de la guerre.
8/ L'approche systémique et les cercles de Warden offrent une piste intéressante. Encore faut-il être capable d'identifier le centre de gravité de l'adversaire et d'être capable d'y porter un coup décisif. Comme le fait remarquer l'Armée de Terre dans sa doctrine, les guerres d'aujourd'hui nécessitent au moins pour tout ce qui est stabilisation-normalisation, en fort recouvrement avec l'intervention à proprement parler, une forte présence humaine sur le terrain, dans la durée. Y aura-t-il d'autres guerres du Kosovo pour illustrer de façon presque parfaite la notion de "coup au but décisif" ?
9/ Le mieux est l'ennemi du bien. Le système théoriquement le plus cohérent, le plus complet, automatisant le mieux la boucle OODA, permettant la meilleure situational awareness n'est pas forcément celui qui sur le terrain se révèlera le plus low cost... et le bilan ne sera pas forcément en sa faveur face à un système moins performant, mais énormément moins cher ? A quel endroit placer le curseur ? Où se situe la frontière du "coût marginal" supérieur à la valeur ajoutée de ce qu'il finance ? Les exemples de programmes issus de la RMA et de la Transformation abandonnés, tronqués ou enlisés (FCS, Transformation Satellite, JSF...) sont légion ; et pour qu'un équipement apporte de la valeur, il faut encore qu'il arrive jusqu'au terrain où il est censé opérer. Je ne sais plus qui expliquait qu'au train où vont les choses, même les États-Unis ne pourront s'offrir que quelques chasseurs d'ici quelques générations.
10/ Une piste à creuser, à contre-courant des tendances actuelles à l'hyper-technologisation voire même plus simplement à la modernisation, serait la rusticité retrouvée des équipements et des pratiques. Pas forcément/uniquement en s'inspirant des pratiques des insurgés, mais en appliquant cette rusticité à du matériel conventionnel : aéronefs (dont des drones), missiles...débarrassés du surplus électronique, peut-être moins précis mais en plus grand nombre...attention cependant à leur utilisation dans un contexte asymétrique.
11/ J'en ai déjà parlé, l'utilisation de technologies civiles (notamment dans l'électronique et le logiciel, qu'il s'agisse de
COTS ou d'
OSS), pour peu qu'elles obéissent aux contraintes spécifiques de l'utilisation militaire (conditions climatiques, réseaux ad hoc, sécurité...) permet une réduction du coût de possession, en évitant parfois de se lancer dans des programmes spécifiques dispendieux à l'issue hasardeuse (cf. les iPod de l'US Army), sans parler du temps nécessaire à leur mise en oeuvre.
L'idée de l'USAF de bâtir des briques fonctionnelles de bas niveau, réutilisables et permettant de construire des matériels servant des objectifs variés va un peu dans ce sens car il s'agit ni plus ni moins de se doter d'un catalogue de COTS maison et d'éviter d'avoir à réinventer la roue chaque fois qu'un besoin opérationnel se présente. (Bien sûr du côté des guérillas, ce recours au matériel grand public ou civil est quasi obligatoire, et ce y compris pour les véhicules voire les armes (IED)).
12/ Puisqu'on a abordé le civil,
la notion de gamme évoquée par Olivier Kempf est intéressante à plus d'un titre. Sans remonter au niveau le plus haut et le plus stratosphérique (gammes d'opérations voire de guerres), il peut être pertinent de se doter d'équipements permettant une différentiation de plusieurs
niveaux de service qui n'ont pas les mêmes coûts ni la même efficacité. Au coeur d'un système, plus le couplage entre les éléments est lâche et les "échanges" entre eux sont standardisés, plus il est facile de remplacer un composant par un autre qui va remplir macrosopiquement a même fonction mais qui va le faire mieux, plus rapidement, plus précisément...et ainsi de jouer sur les niveaux de service et les gammes.
13/ En poussant encore plus loin le parallèle avec l'industrie, l'hyper rationalisation liée à la recherche du
low cost a parfois des conséquences en sens contraire. Non seulement le
low cost implique une standardisation de l'offre, qu'elle soit de base ou optionnelle (il gère très mal les exceptions), mais il peut rendre, même sans sacrifice sur la qualité, l'organisation "cassante" pour reprendre les termes de
Robert Branche. Sans oublier que le
low cost induit de fait de nombreuses externalités et coûts cachés qu'il s'agit de prendre en compte si l'on souhaite être rigoureux. Il faut savoir garder une marge de souplesse et de capacité d'improvisation...
14/ On présente parfois la lutte de David contre Goliath comme le parangon de l'asymétrie, le jeune berger ayant refusé l'épreuve de force brute en privilégiant la ruse et l'ingéniosité, pour pallier un déficit de puissance. J'y vois de façon plus large un des summums de la guerre conventionnelle (au sens premier de "convention", c'est-à-dire "accord"), chacun des deux camps ayant désigné un champion sur les épaules duquel repose l'issue de la bataille. En termes de coûts humains, une telle situation n'est pas loin de l'optimum (les connaisseurs objecteront certes que dans La Caste des Méta barons, le combat entre Tête d'acier et son père Aghnar se termine par le suicide collectif du camp du perdant).
15/ La guerre des robots peut se concevoir partiellement dans cette optique. Des éléments sacrifiables et largement autonomes peuvent, et pourront de plus en plus, remplir des fonctions ou missions et servir d'intermédiaires finalement peu coûteux (par rapport aux êtres humains). Mais la solution n'est que limitée dans le cas où seul un des camps est équipé. Quid de la guerre de l'image quand la bataille oppose ou semble opposer des hommes/femmes d'un côté et des Terminator de l'autre ? En parlant de ces robots plus ou moins autonomes et/ou pilotés depuis des stations terrestres ou navales, quid de
l'abolition de l'arme aérienne en tant que composante indépendante ?
16/ La question des SMP, mais j'enfonce une porte ouverte, se place bien plus crucialement sur le terrain des images, du coût politique, que sur celui des capacités et des coûts financiers. Et on rejoint là la thématique du "coût invisible", puisque l'exposition des mercenaires est bien moindre que celle d'une armée conventionnelle.
17/ Finalement ces trois derniers points rejoignent la notion de
proxy war. Ou quand il s'agit
de faire faire la guerre par un tiers. Quitte à l'aider un peu, en l'armant (parfois malgré lui) ou en le conseillant (cf. à ce sujet
Local, global et international : baisser le coût de la force par SD), voire en lui donnant une bonne raison de se battre. Sans nécessairement aller jusqu'aux proportions que cela a pu prendre durant la Guerre Froide, qui n'était pas un modèle de
low cost.