Thibault Lamidel (étudiant en droit) nous livre une petite analyse de l'effet de l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne sur le triangle institutionnel européen. Cet article est publié simultanément sur le site de l'Alliance Géostratégique.
Le triangle institutionnel ou triangle décisionnel désigne les trois institutions principales au cœur de la gouvernance de l'Union Européenne. A savoir la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne (on préférera l'expression aussi usitée de Conseil des Ministres). Ce triangle ne saurait exister sans la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) qui joue le rôle d'arbitre équilibrant les rapports institutionnels dans l'Union (« l'équilibre institutionnel », à valeur constitutionnelle).
Petit retour en arrière historique
La construction institutionnelle de l'Europe, au centre de laquelle il se trouve, commence réellement par le Traité de Paris en 1951. Il s'en suit l'apparition des premières communautés : la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier (CECA) en 1952, la Communauté Européenne de l'Energie Atomique (Euratom) en 1957. Et enfin, le traité de Rome de 1957 qui instaure la Communauté Économique Européenne (CEE).
Dès lors le besoin se fait sentir d'organiser ce tout pour gouverner au mieux. A leur création, les communautés disposaient chacune de leurs structures de gouvernance. Un mouvement s'opère alors pour les rapprocher sous un ensemble unique. L'aboutissement final en est le traité de Bruxelles de 1965. Le Parlement, la Commission, le Conseil des ministres et la Cour de Justice deviennent le sommet de la construction européenne balbutiante.
La chose aurait pu être une simple amélioration dans le but d’atteindre une plus grande efficacité. Mais cela ne fut pas si anodin. Comme le dit Robert Schuman le 9 mai 1950 : « Ainsi sera réalisée simplement et rapidement la fusion d'intérêts indispensables à l'établissement d'une communauté économique et introduit le ferment d'une communauté plus large et plus profonde ». C'est un discours politique, certes, mais sans avoir à lire entre les lignes, le postulat d'une « Union sans cesse plus étroite » est posé. L'ambition des pères fondateurs européens ne se limitaient déjà plus à la seule économie. Ce qui permet de dire deux choses. La première est qu'il existait dès l'origine la volonté d'une construction politique. Deuxièmement, au vu de la déclaration ci-dessus, il est difficile de croire de « bonne foi » que certains pays « européens » aient sous-estimé l'ampleur de l'ambition et du phénomène de construction européenne.
Ce rapide passage historique permet de replacer le triangle institutionnel européen dans son contexte. C'est l'instrument de gouvernance d'une « fédération d'États-nations ». Il peut donc être intéressant de voir ce que le Traité de Lisbonne apporte à ce triangle. Ce qui sera aussi l'occasion d'essayer de pousser un peu la réflexion pour l'avenir.
Les organes parlementaires de l'Union Européenne
Le Parlement est le représentant des populations des États membres. L'article 14-2 du Traité de Lisbonne indique qu'un État ne peut avoir moins de 6 députés ou plus de 96. Cette disposition n'est pas encore entrée en vigueur car les députés actuels furent élus avant sa mise en application. Par ailleurs, malgré le traité, cette représentation n'est pas tout à fait proportionnée aux populations. Les « petits États » sont toujours considérés comme sur-représentés. Un député de Malte n'a pas le même « poids » en voix qu'un député de Pologne. C'est une légitimité populaire qui reste encore trop influencée par une représentation indirecte des États membres.
C'est problématique puisque c'est le rôle du Conseil des ministres. Cet organe représente les États membres. L'assemblée qui constitue son cœur est appelé COREPER ou Comité des Représentants Permanents. Les États disposent dans ce comité d'un nombre de voix pondérés par leur population, leur économie et leur pouvoir politique. C'est une représentation assez complexe (a contrario, le Sénat américain qui représente les États fédérés le fait avec deux sénateurs par État). Ce comité prépare les travaux du Conseil des ministres. Ce dernier est constitué des ministres des États membres selon le dossier (affaires étrangères, agriculture, etc...). Tandis que l'on assimile le Parlement européen à notre Assemblée Nationale, il faudrait se représenter le Conseil des ministres comme une sorte de seconde chambre parlementaire doté de sous-chambres (réunion en conseil des affaires étrangères par exemple). Et il faut préciser que cette seconde chambre aux formations nombreuses est dirigée par une présidence tournante attribuée à un nouveau pays (par ordre alphabétique) tous les six mois. Pour simplifier, le COREPER est le premier lieu de vote sur chaque sujet ; en cas de désaccord c'est le rôle des ministres de trancher.
Le traité actualise la répartition des votes des États dans le COREPER. Et l'instauration prochaine de la « double majorité » (65% des États membres représentant au moins 55% de la population de l'Union) en son sein (l’ancien système réclamait une majorité supérieure aux deux tiers). C'est une évolution qui bouleversera la vie de l'Union seulement quand la double majorité sera effective. Elle "entrerait" en vigueur en 2014 (contrebalancée par un compromis institutionnel, dit de Ioannina).
La mission des deux chambres est d'édicter la norme communautaire. Le traité modificatif renforce l'utilisation de la co-décision qui devient la procédure par défaut. Cette procédure est assimilable au vote d’une loi en France. A la différence fondamentale qu'une chambre du Parlement ne peut pas avoir le dernier mot (en France, l'Assemblée a le dernier mot).
Le traité ne change pas la « double casquette » du Conseil des ministres. A la fois Conseil des ministres et deuxième chambre, à la fois représentant partiel des populations et des États membres, il aurait pu être sur une position tenable. En effet, l'Union n'est pas un État. Mais c'est la reconnaissance du Conseil Européen qui bouleverse un peu la donne dans le triangle.
Le Conseil Européen
C'est une formation des chefs d'États et de Gouvernements qui existe depuis 1961. Formalisé en 1974 par le président Valéry Giscard d'Estaing. Le traité de Maastricht lui reconnaît le rôle « d'impulser la politique générale » de l'Union. Sa présidence était assurée jusqu'alors par la présidence tournante du Conseil des ministres. Le traité de Lisbonne induit des changements majeurs.
Le premier est que la présidence du Conseil Européen devient distincte de celle du Conseil des Ministres. Elle reste tournante pour le second, tandis que le premier voit son président se faire élire (pour deux ans et demi, renouvelable une fois) par les membres du Conseil Européen. Le constat qui vient rapidement à l'esprit est que l'on tire une plus grande légitimité de l'élection.
Deuxième chose, le Conseil Européen propose un candidat au poste de Président de la Commission, qui doit être approuvé par le Parlement. Ce qui fait naître un lien direct entre Conseil Européen et Parlement avec à la clé un pouvoir politique de l'un sur l'autre.
Troisième chose, ce Conseil se réunit au moins deux fois par semestre. Son président doit rendre compte du bilan de la réunion devant le Parlement. Ce dernier n'a pas de pouvoir direct sur le Président, mais il peut essayer d'en trouver. L'arme favorite du Parlement pour modifier l'équilibre des pouvoirs est la question budgétaire (c'est lui qui vote le budget). Cela pourrait être l'ébauche d'une responsabilité parlementaire du Président. Stricto sensu ce n’est pas le cas mais c'est une façon d'affirmer qu'il y aura certainement une recherche de pouvoir, par le Parlement, pour peser sur le Président.
Quatrième chose. Les débuts de la première présidence du Conseil Européen confronté à la présidence du Conseil des ministres illustre le changement. Mais pose de multiples questions. C'est donc une lutte qui va s'opérer de la part du Conseil Européen pour gagner en consistance institutionnelle et politique. Le seul perdant possible est le Conseil des ministres. Cette institution possède trop de casquettes. Une montée en puissance du Conseil Européen lui en fera perdre une partie.
C'est un équilibrage dont on ne peut deviner l'issue. Il pourrait arracher des « domaines réservés ». Le plus déterminant dans l'édification du nouveau schéma sera certainement la politique étrangère. Est-ce que le Conseil Européen en retirera tout le bénéfice puisqu'il la définissait déjà ? Après Lisbonne il continue à la définir. Elle sera mise en oeuvre par une Haute Représentante qui devrait a priori s'en tenir à l'appliquer (et actuellement à mettre sur pied son service diplomatique unifié). On peut d'ores et déjà se demander comment l'Union, désormais elle-même dotée d'une personnalité juridique, va gérer la relation entre le Conseil, la Haute Représentante et un Conseil des ministres qui a une formation en affaires étrangères. Existera-t-il une dichotomie entre d'une part, les intérêts des États membres propres représentés par le Conseil des affaires étrangères de l'Union, et d'autre part l'intérêt général de l'Union définie par le Président du Conseil européen et exécutée par sa Haute Représentante qui coordonne l'action communautaire (via son statut de commissaire européen) ?
De plus, il faut garder en mémoire que le Conseil Européen réunit les chefs d'États et de Gouvernements. Il existe un rapport hiérarchique préexistant à l'Union. Jouera-t-il pour équilibrer les rapports entre les deux Conseils ? C'est un questionnement de plus pour affirmer que le Conseil des ministres a tout contre lui pour se vider de substance politique inter-gouvernementale.
Le nouveau venu, le Conseil Européen, pourrait-il pousser le Conseil de l'Union Européenne à devenir un simple « sénat fédéral » et à perdre ses « attributions gouvernementales » ?
La Commission Européenne
La Commission reste composée d'un commissaire par État membre, ce qui est un recul par rapport aux ambitions affichées lors du traité constitutionnel (resserrer le nombre de commissaires). Son but depuis toujours est de faire vivre l'esprit des traités et donc de l'intérêt général de l'Union. Le développement du marché commun, notamment, est l'une de ses missions principales.
Son Président est désigné par le Conseil Européen. Avec Lisbonne, nous l’avons vu, le candidat proposé (et non plus choisi) peut être désapprouvé par le Parlement. Il est donc difficilement imaginable que le Conseil envoie un candidat à la présidence de la Commission ne reflétant pas la couleur politique du Parlement acquise lors de l'élection.
Les Commissaires sont toujours auditionnés et approuvés, ou non, par le Parlement. Mais Lisbonne apporte un changement assez profond. Le Président de la Commission européenne peut « obliger » un Commissaire à démissionner. Il devient par là un véritable chef de Gouvernement.
Et c'est un Gouvernement européen très limité. La Commission ne peut se saisir que de prérogatives qui lui ont été conférées par un texte.
En guise de conclusion
Le traité de Lisbonne introduit des changements qui tendent à ce que l’Union s’engage plus à ressembler à un État qu’à une organisation internationale. Le Parlement européen (à deux chambres) se renforce et ressemble peu ou prou au Parlement français par exemple. Il existe un Conseil Européen qui fait office de présidence face à deux gouvernements : le Conseil des ministres (représentant les intérêts des États membres) et la Commission (intérêt de l’Union).
L'UE n’est pas un État au sens classique du terme (elle n’a pas de population ni de territoire propres, et n'a pas « la compétence de sa compétence »). Mais elle dispose d'un ensemble gouvernemental et d'un Parlement.
Si un prochain traité sépare fonction gouvernementale et législative du Conseil des ministres on avancera encore un peu plus vers un État. Un seul gouvernement serait la consécration suprême... et peut être l’avènement d’une nouvelle forme d'État.