Alors que la période des fêtes de fin d'année est derrière nous, une indigestion d'une toute autre nature nous guette.
Il est normal que toute discipline, qu'elle soit scientifique, culturelle ou même sportive, développe son propre vocabulaire, utilisé pour définir les notions et concepts qui lui sont spécifiques ; son jargon, en quelque sorte. Certains termes sortent parfois soudainement de leur contexte initial et deviennent des buzzwords, expressions très "marketing" recouvrant souvent des notions aux contours évanescents et parfois fourre-tout, que tout le monde se met à utiliser d'un coup, très fréquemment sans en maîtriser le sens. Bien sûr, certains termes sont directement créés pour faire office d'écran de fumée et « faire sérieux » de par leur complexité apparente.
Les intentions de ceux qui "inventent" et promeuvent ces expressions sont donc rarement neutres, même si leur création peut parfois leur échapper. C'est souvent le cas des locutions du jargon technologique, récupérées par les sociologues, les publicitaires, les futurologues...
« Synergie », « proactivité », « B2B », « business model », « Web 2.0 », « gouvernance », «transversalité», « outside the box » sont ainsi souvent entendus dans le monde de l'entreprise. « Développement durable », « mondialisation », « réforme » ou « participatif » fleurissent dans les médias. La liste est quasiment infinie, et se renouvelle sans cesse.
Les buzzwords sont particulièrement présents dans la sphère politique, qui tend à intégrer l'ensemble des usages de la publicité et de la communication, storytelling et omniprésence des spin doctors oblige. Le monde militaire et de la défense n'est pas épargné, l'usage de tels termes y répondant souvent à un besoin d'euphémisation. Mais après tout, c'est normal, puisque la guerre est un concept politique.
Ainsi on a vu fleurir plus ou moins récemment la liste suivante, où se mélangent des concepts, des slogans, des termes marketing :
la Guerre Propre
le Zéro Mort
une frappe chirurgicale
les dommages collatéraux
War on Terror
l'Axe du Mal
les munitions intelligentes
Network Centric Warfare...
Ces expressions, qui ne sont pas purement du jargon militaire à usage interne, sont principalement utilisées à des fins de communication vers des interlocuteurs non militaires (notamment les six premiers cités). Au vu de l'importance de l'image dans la guerre d'aujourd'hui, renforcée par le fait que les populations du monde entier sont abreuvées d'informations provenant de sources diverses, difficiles à contrôler, il est important pour la force militaire et politique de promouvoir (à juste titre ou non) une vision positive de ses actions. Ne serait-ce que pour susciter l'adhésion de sa propre population. Ceci passe donc nécessairement par une volonté de masquer le sang, la chair et les larmes, pour faire de la guerre (au moins en surface) une notion aseptisée, presqu'aussi ludique qu'un "serious game" et modélisable par des chiffres.
L'édulcoration va bien sûr au-delà des buzzwords : ainsi on entend de moins en moins le terme "guerre" au profit de "conflit", on ne parle plus de "soldats morts / tués" mais de "soldats tombés / perdus".
">Une autre fonction possble de ce type d'expressions est le recyclage, ou plutôt l'enrobage d'un existant ancien dans un concept nouveau, qui peut servir à justifier un échec ou la mise en oeuvre de solutions radicales et souvent coûteuses. Pour provoquer un peu, on peut penser ici à la "guerre asymétrique" ou aux "engins explosifs improvisés".
Il est intéressant de voir à quelle vitesse ces buzzwords sont souvent repris par les journalistes, qui en font parfois des termes banalisés et neutres, alors qu'ils ne le sont évidemment pas. Le lobbying des industriels autour de la "guerre technologique" (terrain d'expression de la Revolution in Military Affairs et du Network Centric Warfare), qui porte la promesse d'opérations voire de conflits presque sans violence grâce à la toute puissance du matériel acheté à grands coups de milliards de dollars, n'y est pas étranger. De l'autre côté, les terroristes de la "War on Terror" n'ont pas le même souci de l'euphémisme, et utilisent volontiers des termes et images plus "crus", même s'ils savent également entretenir un champ lexical non exempt de grandiloquence creuse.
Bien sûr personne ne peut croire à une guerre totalement "propre" et faisant "zéro mort", d'autant que les opposants se saisissent des buzzwords pour en montrer les limites. Ces expressions peuvent aussi représenter des objectifs vers lesquels tendre...ou du moins communicables. En cette période où un nouveau surge doit avoir lieu en Afghanistan pour « finir le travail », alors que la France semble avoir redécouvert récemment que ses soldats risquaient la mort au combat, n'est-il pas grand temps pour les dirigeants politiques de tenir un discours de vérité et allant droit au but ?
5 commentaires:
votre billet est intéressant, rappelant que les débats rhétoriques et la propagande jouent des rôles décisifs dans les conflits(ou guerres) entre nations et peuples, autant que les qualités des stratégies militaires appliquées. Cependant, je ne comprends pas votre conclusion. Au nom d'une opération militaire à venir(le surge en Afghanistan) et de l'évènement médiatique que fut le combat d'Uzbin, toute cette hypocrisie dans les médias, en politique, de la publicité à propos de la guerre au sens large devrait, selon vous, disparaître? C'est à dire que cette science de la communication a déjà fait ses preuves, pour montrer son efficacité à gagner l'adhésion des peuples et des politiques aux guerres et à leur déclenchement et vous semblez estimer qu'au nom d'une simple opération à venir et de 10 morts francais, tout ceci devrait s'arêter et les politiques devraient "tenir un discours de vérité et aller droit au but"... je ne sais pas si vous le sentez, mais je constate un raccourci coupable dans votre démonstration, comme si il manquait une étape, à moins que la conclusion soit simplement fausse.
Je tends à estimer que la conclusion est fausse. Nous vivons dans une démocratie respectant les libertés de penser et d 'expression. il y a des partis d'opposition. Supposons un instant que le parti au pouvoir essaie de dire plus ou moins crûment les choses: on fait la guerre en Afghanistan, avec des armes. il y a donc des morts et on espère que ces morts seront du coté ennemi plutôt que de notre coté. On fait cette guerre parce que nos alliés furent attaqués et donc, au nom de cette alliance, nous sommes solidaires avec eux (C'est bien le sens d'une alliance) et les avons suivis dans leur contre-attaque, même si leur stratégie est loin d'être parfaite. Nous, la France, avons une grande bouche (on sort de l'OTAN mais on y est encore; on rentre dans l'OTAN snas en être jamais sorti; on pose le veto à la guerre d'Irak ,critique de l'Iran) mais si nous voulons être pris au sérieux sur le scène internationale, il faut plus que des mots et montrer qu'on est aussi capable de montrer les muscles (renfort de mille soldats en 2008, c'est tout?, incapacité d'empêcher la guerre d'Irak) , malgré les consếquences malheureuses (morts,destructions,coûts...)
suite du commentaire précédent
Supposons, donc, que le gouvernement se mette à dire les choses ainsi et plus crûment encore, qu'on attire ainsi l'attention du peuple sur cette réalité: le monde n'est pas rose. Supposons que le gouvernement souhaite secouer la naiveté candide avec laquelle la majorité des francais s'imagine que le monde entier nous admire et nous craint, nous et notre modèle social et notre culture millénaire et nos Lumières et notre char Leclerc et notre camembert et notre JP Sartre et notre Houellebecq et nos droits de l'Homme et nos prisons. Supposons donc que le parti au pouvoir et le gouvernement aille droit au but, comme vous dites, peut on sérieusement envisager une seule seconde que les partis d'opposition ne sauteront pas sur l'occasion pour fustiger la détérioration continue de l'image de l france á l'étranger à cause du président, pour pousser des cris d'orfaie et appeler à la révolte contre cette quasi-légitimation du meurtre à grande échelle par notre armée et par nos alliés américains monstrueux, pour caresser le peuple dans le sens du poil et clamer à longueur de temps que les citoyens dignes peuvent dormir tranquilles car Albert Camus et Jean Jaurès veillent sur la France et sa prospérité, que ces partis d'opposition empêcheraient la France de s'embourber dans cette guerre "sale" et si, contraints et forcés, ces partis d'opposition devaient quand même faire la guerre, ce ne serait qu'á condition que cette guerre soit propre (sic),peut on imaginer une seule seconde que la majorité des journalistes ne rempliront pas leurs articles d'arguments dénigrant une telle vision déshumanisée et bassement cruelle voire symbole d'une "mainmise des cercles politico-économico-militaro-israelo-bourgeoiso-alstomo-dassaulto-américo-libéralo-rassisto-franc-maconnique "??
Moi, je n'y arrive pas à l'imaginer sérieusement
Merci de ce long commentaire.
Non bien sûr il ne s'agit pas complètement de sortir d'un discours de "posture" qui est quand même la base des RI.
Ce que je veux juste souligner c'est que finalement, quand il s'agit de communiquer sur, par exemple, l'engagement de la France en Afghanistan, le ministre de la défense ne semble capable que de sortir un discours empreint de généralités visiblement calqué sur les briefings de son cabinet (http://defense-jgp.blogspot.com/2009/11/10-2-20-en-afghanistan.html). Le "buzzword" en lui-même, dans sa dimension "signifiant", n'est absolument pas un problème, tant qu'il s'appuie, dans ce cas précis, sur une démarche stratégique/politique claire et explicite. Son utilisation n'est d'ailleurs pas toujours signe d'hypocrisie volontaire, mais plutôt parfois de manque d'une vision précise du sujet.
En complément, j'ajoute que j'ai volontairement forcé le trait afin de provoquer un peu le débat.
Tant il est vrai que j'appartiens à un univers qui produit un volume de jargon plus ou moins précis assez impressionnant.
@JGP:
merci de me répondre.
Ce que je voulais personnellement dire, c'est que l'utilisation des "buzzwords" et des euphémismes est inévitable en politique, a fortiori dans les médias, et que ces mots perdent inévitablement leur sens au fur et à mesure qu'ils se répandent. Peut-être est ce du au fait qu'ils concernent souvent des choses que personne ne rencontre au quotidien. Est-ce le même phénomène que celui de la déification (ou de la diabolisation) des "stars" médiatiques? les stars ne sont plus des humain(e)s mais des modèles de perfection (ou de Mal absolu) et perdent leur nature pourtant bien réelle d'humains, de même que votre jargon perd tout son sens quand chacun l'interprète selon ses envies
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