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mercredi 13 janvier 2010

Discussion autour de la Russie

Suite à la lecture de "La Russie menace-t-elle l'Occident" de Jean-Sylvestre Mongrenier, j'ai souhaité recueillir l'avis d'un blogueur spécialiste du sujet. Le résultat en est une discussion avec Yannick Harrel, animateur de Cyberstratégie Est-Ouest, retranscrite (après quelques reformulations) ci-dessous.

Cet article est simultanément publié sur le site de l'Alliance Géostratégique.

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L'ouvrage de Jean-Sylvestre Mongrenier explique que l'échec des réformes sous Eltsine est largement imputable non pas au gouvernement central et aux oligarques mais principalement aux 89 "sujets" de la Fédération, "mauvais élèves" et soucieux avant tout de s'accaparer les richesses. Qu'en pensez-vous ?

En réalité, les sujets de la Fédération (en tête le Tatarstan et la Tchétchénie) n'ont fait que suivre le mot d'Eltsine qui avait déclaré "prenez autant de souveraineté qu'il soit possible". Dans le but évident d'affaiblir les structures de l'Union Soviétique. Seulement le calcul était erroné, puisque c'étaient aussi porter atteinte aux structures de la Fédération de Russie naissante. Mon point de vue est que le fiasco des réformes tient pour une partie (c'est multifactoriel) à une incapacité de penser l'après-URSS de la part des dirigeants d'alors, réveillant et même initiant les orientations centrifuges de la Russie. Le calcul politique d'Eltsine fut très mauvais de ce point de vue.

Le terme d' "autoritarisme patrimonial",
tranchant avec celui de "démocratie dirigée" avancé par Vladislav Sourkov, idéologue du Kremlin, est utilisé par Jean-Sylvestre Mongrenier pour décrire le "système Poutine", mis en place depuis la fin des années Eltsine :
C'est en accédant au pouvoir que l'on s'enrichit et l'on s'y maintient par l'utilisation des 'ressources administratives'.
S'applique-t-il bien à la Russie actuelle ? Qu'en est-il des contre-pouvoirs au sein de la société russe ?

Je pourrais citer certains exemples en Occident où cet "autoritarisme patrimonial" n'est pas exempt, disons qu'il est moins médiatisé car moins accepté.
Cependant si la popularité des dirigeants de la Russie perdure c'est aussi parce qu'ils ont redistribué les cartes du pouvoir et de l'économie en opérant une meilleure répartition sociale des richesses (les oligarques demeurent détestés en Russie pour avoir accaparé puis privatisé les biens nationaux). Cela ne signifie pas que les séides du pouvoir n'en profitent pas, bien au contraire, mais ils savent qu'il y a une limite à ne pas franchir et que des actes concrets sociaux et matériels doivent être attestés (Medvedev ayant encore récemment soufflé dans les bronches de Sergueï Tchemezov, président de Rostekhnologuii en le traitant quasiment de "branleur", et ce en public !).

Quant aux contre-pouvoirs c'est une vision typiquement anglo-saxonne, du genre checks and balances qui n'est guère connue en Russie disposant surtout d'une verticalité de l'autorité (avec cependant une volonté manifeste de redonner une plus grande importance au pouvoir civil, timidement sous Poutine, fortement sous Medvedev). Il faut cependant prendre en compte que les régions ont paradoxalement plus d'autonomie au sein de la Fédération de Russie que par exemple les régions françaises, on ne peut certes pas les considérer comme un contre-pouvoir mais comme une dilution de ce même pouvoir (et qui dispose par ricochet d'une caisse de résonance au sein du Conseil de la Fédération, le Sénat Russe pour simplifier).

Quelle est, dans la Russie de Medvedev, l'influence des siloviki et leur niveau de pénétration des sphères de pouvoir ?

Toujours aussi forte que sous Vladimir Poutine pour la simple et bonne raison que l'administration n'a que très peu évolué. Si ce n'est par des touches homéopathiques, et malgré quelques changements de postes cosmétiques. Disons que Medvedev de son côté constitue son propre réseau qui n'est pas celui des forces de l'ordre, mais plutôt des gens issus du monde civil bien que lui étant dévoués cela va sans dire. Ne pas oublier Sergueï Lavrov qui semble aussi placer des pions à lui de son côté : cet homme a poursuivi une carrière rectiligne dans les coulisses du pouvoir malgré les bouleversements, et vient d'arriver à un poste d'importance. Toutefois Poutine le tient à l'oeil et n'a pas hésité à le "remettre en place" suite à des déclarations malheureuses.

Passons aux aspects internationaux. Les concepts d'Eurasisme et de Néo-eurasisme (particulièrement les écrits de Lev Goumilev) ont-ils une quelconque influence sur la politique étrangère de la Russie et son désir de puissance, notamment dans "l'étranger proche", c'est-à-dire principalement les anciennes républiques soviétiques d'Europe de l'Est et d'Asie Centrale ? Quid de l'importance du Heartland hérité de McKinder, support de la vision d'une Russie-Eurasie et qui semble avoir les faveurs des dirigeants russes ?

En réalité, et sans nier l'apport de Lev Goumilev, il semblerait qu'un Alexandre Douguine ait eu une prégnance intellectuelle certaine sur les instances dirigeantes du temps où Poutine était Président. Exemple : il a popularisé le terme de multipolarisme qui a été repris à satiété depuis. De plus, et pour ce que j'en observe ça devient très clair, Poutine a clairement réorienté sa vision vers l'Asie Centrale et l'Extrême-Orient depuis quelques années suite aux rebuffades des Européens. Medvedev lui garde le cap avec les Occidentaux, Européens en tête, mais comment interpréter le fait que ses deux premiers voyages officiels auront été le Kazakhstan et la Chine ? Sans omettre la mise en chantier de nouveaux réseaux énergétiques avec la Chine et le Japon, loin d'être parfaitement anodins.
L'Eurasisme effectivement reprend les bases des théories géopoliticiennes de la fin du XIXème et début XXème quant à cet Heartland. Mais en partant plus d'un postulat culturel/civilisationnel que territorial (même si la profondeur stratégique demeure). Le Kazakhstan à travers son Président Nazarbaïev y est très sensible, et certaines élites Russes de même. L'union douanière et économique qui s'avance devrait lui donner une meilleure consistance à terme si les volontés politiques sont maintenues. Ce faisant, elle poserait en corollaire la place de l'Europe vis à vis ou au sein de ce nouvel espace de pouvoir.

On met souvent en avant le soft power chinois. A contrario, la Russie est dépeinte comme plus ouvertement conquérante et montrant ses muscles. Tourne-t-elle le dos, comme l'écrit Jean-Sylvestre Mongrenier, au soft
power ?

Non elle ne tourne pas le dos au soft power. Encore moins avec Medvedev qui est un homme bien moins veule qu'on ne tente de le faire croire. Cependant il est net que la Russie accuse une réelle déficience en matière communicationnelle. Les changements s'opèrent mais très lentement. De plus dans les médias occidentaux il y a un effet de rémanence : l'on conserve encore une vision soviétique d'une société Russe qui a énormément évolué depuis (il faut avoir une expérience du terrain pour s'en rendre compte), ce qui donne des papiers parfois abracadabrantesques décalés par rapport à une certaine réalité. La diplomatie russe est très active, même discrète, mais elle n'a plus les moyens de l'URSS, alors elle doit clairement consacrer ses énergies à des cibles prioritaires que sont l'Asie Centrale, la Chine, l'Inde, la Syrie, l'Iran, le Venezuela et quelques autres pays où il y aurait moyen d'influence (Cuba où la Russie revient petit à petit, de même que la Turquie qui va bénéficier d'un rôle énergétique majeur à l'avenir de par les tuyaux de Samsung-Ceyhan, Blue Stream, Nabucco et même South Stream pour lequel les autorités ont publiquement déclaré leur intérêt quant à une participation).

La Russie essaie-t-elle de semer la discorde au sein de l'UE afin de provoquer une impuissance collective, notamment par des relations bilatérales poussées avec certains "grands" comme l'Allemagne, l'Italie et la France ?

Pour les relations bilatérales avec les membres de l'Union Européenne, et l'avènement d'un Président de l'UE n'y changera rien pragmatiquement, la Russie continuera à traiter séparemment car les intérêts des pays sont divers : exemple, le Royaume-Uni n'a pas la même approche diplomatique ni les mêmes intérêts financiers en Russie que l'Italie qui est très présente par ses PME, sans parler de l'Allemagne qui elle pose d'abord des mastodontes économiques pour asseoir virilement sa présence sur place. Penser faire parler l'Europe d'une seule voix est utopique à 27 dès lors qu'un ou des intérêts stratégiques de l'un des pays est touché par une mesure potentielle. Pensons par exemple à Nabucco, projet adoubé pour la Commission Européenne mais délaissé d'office par l'Italie (ENI) et postérieurement par la France (EDF) suite à sa candidature rejetée, ces deux membres fondateurs de l'Union ayant rejoint le tracé concurrent South Stream piloté par Gazprom.

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