En marge de l’université d’été de la défense qui s’est tenue les 5 et 6 septembre à Rennes, l’actuel DGA, Laurent Collet-Billon, a accordé un entretien au Monde (accessible aux abonnés), dans lequel il appelle de nouveau à des regroupements dans l’industrie de défense française.
Il dresse un constat sans appel :
Dans les principaux pays européens, l'industrie de la défense s'est recomposée autour d'un leader, sauf en France. Thales, Safran ou Dassault n'ont pas la taille de l'italien Finmeccanica, encore moins de British Aerospace.
Quand les industriels se marchent sur les pieds
Malgré la présence de l’Etat au capital de nos fleurons (Thales : 27%, Safran : 30,2%, EADS : 15% au travers de la Sogeade, Nexter : 100%), il a bien du mal à imposer ses vues sur des rapprochements possibles.
Et le DGA, pas lassé de prêcher dans le désert, de citer deux exemples emblématiques, l’optronique (rencontre de l’optique et de l’électronique) et la navigation inertielle (à base de gyroscopes et d’accéléromètres) : l’Etat souhaite depuis de nombreuses années que l’ancien Thales devienne le champion de la première (avec une potentielle 2ème place mondiale derrière l’américain Raytheon) et que Safran soit le seul leader français de la seconde. Ce qui supposerait une cession mutuelle d’actifs entre les deux groupes aujourd’hui concurrents. Mais voilà, apparemment ça coince toujours, car ils n’arrivent à s’accorder sur la valorisation de ces actifs. Il s’agit là d’un dossier « en cours » (même s’il a connu des suspensions) depuis bien avant que Dassault ne devienne l’actionnaire industriel de référence de l’ancien Thomson-CSF. En attendant, l’Etat se retrouve contraint de « financer deux sources de technologies identiques ».
L’optronique et la navigation inertielle ne sont pas des cas isolés. L’armement terrestre offre une autre illustration du relatif éclatement de l’industrie de défense française. J’en parlais notamment à l’automne 2009, quand le ministère de la Défense mettait la pression sur Thales pour qu’il prenne le contrôle de Nexter, l’ancien GIAT (Manœuvres terrestres ou Consolidation du secteur terrestre en Europe – scénarios possibles, par Thibault Lamidel).
En cette période de forte tension budgétaire, qui risque de se prolonger, voire de s’accroître fortement après les prochaines élections présidentielles, inutile de préciser que chaque euro compte. D’autant plus que comme je l’évoquais dans ma précédente chronique, la LPM de 2009 a fixé un objectif d’un milliard d’euros de crédits de R&D : il est absolument nécessaire que les industriels contribuent à l’effort (en particulier sur les phases amont de Recherche et technologie), ce qui nécessite qu’ils disposent d’une plus grande assise financière. Pas facile quand l’effort de défense rapporté au PIB diminue, ou quand l’intensité en R&D de l’économie française stagne.
Gagner en compétitivité sur les marchés export
La compétitivité est également mise en avant par Laurent Collet-Billon, qui encourage notre industrie à se montrer « moins frileuse hors de nos frontières ». Comme me l’expliquait l’un de mes clients, cadre dirigeant d’un de nos champions, il y a quelque temps, « la DGA n’est plus une vache à lait ». Ce qui risque d’être accentué par les coupes budgétaires déjà évoquées ci-dessus. Il faut donc de plus en plus se tourner vers l’étranger, et notamment le grand export. Certes, la défense, de par son lien avec la souveraineté nationale partout dans le monde, ne peut pas être considérée comme un marché lambda. Ne serait-ce que parce que la mission défense de service public ne relève pas du secteur marchand : l’optimisation financière n’y est pas la première priorité, et les relations interétatiques y jouent à plein. Ceci dit, la logique d’arsenal est une vision largement dépassée :
- l'aspect "coûts" devient de plus en plus important pour les états, qui se mettent, et leur armée avec, à la rigueur budgétaire. Ainsi la recherche du mieux disant commence à entre dans les mœurs
- avec le décloisonnement progressif (mais encore inégal et limité) des marchés nationaux, l'adéquation aux besoins opérationnels et la qualité des produits/services deviennent également des arguments de plus en plus importants
- la dualité des technologies dans de nombreux domaines favorise l'entrée (en tant que sous-traitant ou fournisseurs de premier rang) sur le marché de défense d'acteurs venant du civil, donc rodés à la "compétition commerciale"
Il est vrai que les industriels français, se retranchant derrière un marché relativement important et protégé, n’ont peut-être pas fait les efforts nécessaires pour faire face à la compétition internationale qui s’accroît, avec la montée en puissance des BITD chinoise ou brésilienne (à laquelle ne sont pas étrangers les transferts de technologies consentis pour remporter quelques marchés, quitte à s’en mordre les doigts à moyen terme ?) au côté des concurrents traditionnels, américains ou européens, voire russes (qui connaissent eux aussi une importante rationalisation au travers d’une renationalisation faite de holdings intégrées verticalement, placées sous le contrôle de l’Etat). Il est évident qu’une taille modeste ne facilite pas le développement à l’international, même si Thales se fait le chantre de la stratégie multidomestique, au même titre d’ailleurs que BAE Systems (voir Un petit article sur l’approche multidomestique de BAE Systems).
Et au niveau européen ?
Alors que le DGA dans l’entretien donné au Monde n’aborde que la question des alliances entre acteurs français, la question se pose en fait plus largement, en premier lieu avec nos voisins européens. La volonté d’étendre le « modèle » EADS à d’autres filières, et en particulier au naval (pour rappel, des rumeurs de rapprochement de DCNS avec l’allemand Thyssen Krupp Marine ont été démenties en juillet) existe, mais nous entrons là carrément dans un nid de serpents de mer.
Alors que l’Italie et l’Espagne se sont ralliées début septembre à la France, l’Allemagne et la Pologne sur la volonté de renforcer la politique de défense commune au sein de l’UE, facteur d’intégration européenne, des voix appellent depuis longtemps à de meilleures synergies entre acteurs européens, qui aujourd’hui se concurrencent à l’export (hors UE) sans pour autant être particulièrement protégés (en dehors, en général, de leur pays d’origine) face à la compétition extra européenne. C’est le cas du conseil économique de la défense qui dès 2007 parlait d’un « Schengen de la défense », de pôles de compétitivité transnationaux et d’une meilleure coordination d’ensemble à l’étranger. Pour Josselin de Rohan, président de la commission de défense du Sénat, cité par Challenges :
La concurrence intra-européenne dans les drones, les sous-marins, les satellites ou les blindés est totalement destructrice.
Nos champions ont de fait beaucoup de mal à sortir de leurs relations de « meilleurs ennemis ». Comme l’indique le PDG de DCNS, Patrick Boissier :
Mes équipes sont ravies quand l’agressivité de nos offres oblige nos concurrents européens à vendre avec des marges négatives
Bref, la route vers la consolidation est longue, surtout si l’on se compare aux Américains, qui possèdent 4 groupes présents dans l’ensemble des secteurs de la défense, bénéficiant d’un important marché intérieur et s’appuyant, même s’ils connaissent aussi des problèmes de budget, sur une stratégie d’investissement public massive.
Des Américains qui, après leurs restructurations et regroupements des années 1990, ont enclenché des mouvements de prises de participation en Europe, dans un effort d’encerclement de nos industriels notamment dans le secteur terrestre. Au-delà de l’aspect commercial et des économies d’échelle, des rapprochements entre acteurs européens permettraient aussi, par augmentation du capital et de la surface financière (avec un bémol si les Etats se désengagent massivement), de mieux résister aux tentatives de prises de contrôle externes. On se souvient à ce sujet de l’offensive américaine menée par le Carlyle Group il y a un peu plus de dix ans au sein de l’industrie européenne de défense (Qinetiq, Bofors et Fiat Avio notamment).
Même sans parler de concentration, il y a une grande marge de progression en termes de coopération. A ce sujet, le prochain sommet franco-britannique, faisant écho aux traités binationaux et donc non-européens de novembre 2010, a été repoussé d’octobre à décembre. Au milieu des initiatives sur le nucléaire, d’achats croisés, de MCO de l’A400M, le projet commun de drone MALE, réunissant Dassault et BAE Systems mais laissant EADS de côté, fait craindre à certains un nouveau Rafale-Eurofighter, pas forcément productif au niveau global pour l’industrie de défense européenne.
De toute façon, comme le précise Laurent Collet-Billon, il ne faut rien attendre de fracassant en termes de reconfiguration avant, a minima, les prochaines élections présidentielles françaises, au printemps 2012.
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